Des groupes de niveaux en mathématiques au collège : où est le problème ?

Février 2024

Jean-Claude Rauscher

IREM de Strasbourg

jc.rauscher[at]wanadoo.fr

 

Des groupes de niveaux en mathématiques au collège : où est le problème ?

La mesure envisagée par le Ministère de l’Education Nationale de constituer des « groupes de niveaux en mathématique et en français » en 6ème et 5ème à la rentrée prochaine peut-elle avoir une influence bénéfique sur la progression des élèves dans ces deux disciplines ? Cette mesure suscite débats et controverses. Elle me donne ici l’occasion de soulever certaines questions pédagogiques et didactiques concernant l’enseignement des mathématiques en collège. Pour cela je vais m’appuyer sur des observations réalisées lors d’une recherche qui m’a amené à soutenir une thèse en didactique des mathématiques et en sciences de l’éducation sous la codirection des professeurs François Pluvinage et Louis Legrand. Elle a pour titre « L’hétérogénéité des professeurs face à des élèves hétérogènes. Le cas de l’enseignement de la géométrie au début du collège » (Rauscher, 1993)[1]. Je peux dire d’emblée que les résultats obtenus dans ce travail ne plaident pas pour le regroupement des élèves en niveaux. Je retiendrai ici l’influence de la composition des classes et le rôle primordial des types de tâches proposées en classe, quel que soit la composition de la classe.

Influence de la composition des classes sur l’évolution de leurs profils

La recherche portait sur la progression de 512 élèves entre le début d’année (évaluation nationale en 6ème) et la fin d’année (avec une évaluation commune à tous les élèves), dans le domaine de la géométrie. Ces 512 élèves regroupaient les effectifs de 22 classes. Leurs résultats en début d’année étaient très proches des résultats nationaux. Ils ont permis de les classer en trois tiers d’effectifs voisins en fonction du nombre d’erreurs commises à l’évaluation nationale en septembre. A partir de là nous avons pu distinguer trois compositions différentes de classe : celles qu’on peut qualifier d’hétérogènes parce que les trois tiers étaient représentés de façon équilibrée, celles où la balance penchait nettement vers les élèves ayant obtenu les meilleurs résultats, et celles où la part des élèves ayant obtenu les moins bons résultats était majoritaire et où il n’y avait pas ou quasiment pas d’élèves ayant obtenu les meilleurs résultats. Le même processus de classement en trois tiers d’effectifs voisins a été suivi en fin d’année à partir d’une évaluation commune à tous les 512 élèves. Nous obtenions ainsi trois profils de classe en début d’année, et pouvions les comparer avec les nouveaux profils des classes obtenus à partir de l’évaluation commune en fin d’année.

Il en ressortait qu’il était difficile pour une classe de connaître une évolution favorable quand il n’y avait pas au départ des élèves du tiers le plus avancés. Pour les classes comportant initialement un nombre non négligeable d’élèves du premier tiers, les évolutions étaient variables. Certaines évoluaient vers des profils plus défavorables qu’au départ alors que d’autres connaissaient une dynamique positive. La question était alors de savoir à quoi pouvaient se rapporter ces évolutions.

 

Le rôle primordial du type de tâches proposé par les enseignants à leurs élèves

J’ai demandé à 9 professeurs responsables de 14 des 22 classes de faire une proposition de test destiné en fin d’année à évaluer les progressions de leurs élèves depuis l’évaluation nationale initiale. Par entretiens et questionnaires individuels, je leur ai aussi demandé de justifier les choix qu’ils avaient faits pour élaborer chacun leur test et aussi d’analyser le test de l’évaluation nationale et le test commun final ainsi que certaines productions d’élèves. Constat : il y avait une très grande hétérogénéité dans les choix et les analyses que faisaient les professeurs. Tests et entretiens témoignaient des aspects des tâches auxquelles les enseignants étaient spontanément attentifs. J’ai en particulier constaté que les tests variaient spectaculairement d’un professeur à l’autredu point des combinaisons des registres entre ce qui était donné aux élèves et ce qu’ils devaient produire. Par exemple reproduire une figure n’est pas la même tâche qu’écrire un programme de construction d’une figure, etc. On peut ainsi distinguer 4 types de tâches TF, FT, FF, TT (T pour texte, F pour figure). Certains professeurs se limitaient à proposer une ou parfois deux de ces combinaisons alors que d’autres en proposaient intentionnellement plusieurs.

Lorsque nous avons mis en parallèle les types de tâches que les professeurs proposaient et l’évolution des profils de leurs classes, nous sommes rendus compte que les classes qui étaient dans des dynamiques positives étaient conduites par les professeurs qui avaient proposé des évaluations comportant un large éventail de traitements dans les registres T et F et de conversions entre T et F. Au contraire, les classes des professeurs qui ne prenaient en compte qu’un spectre très restreint de ces tâches évoluaient vers des profils moins bons qu’au départ. Le rapport entre types de tâches choisis par les professeurs et évolutions des classes se constatait aussi par le fait que dans les classes qui avaient un même professeur (5 professeurs sur les 9 avaient deux 6èmes en charge) les évolutions étaient parallèles.

 

Groupes de niveaux ou types de tâches choisis par les enseignants ?

Le résultat capital de notre étude était donc sans conteste la mise en évidence de l’influence sur les progressions du type de tâches que les enseignants concevaient pour évaluer les progrès de leurs élèves en géométrie. Pourquoi ?

Nous avons pu analyser qu’en fait, les professeurs dont les classes progressaient le mieux prenaient sciemment en considération les questions de désignations et de visualisations des objets en géométrie. Pour eux en effet le fait de proposer un large éventail de conversions allait de pair avec des analyses d’items de tests ou de productions d’élèves riches en précisios relatives à ces questions.

En regard, pour les professeurs qui avaient en charge les classes progressant moins bien, le fait de proposer un nombre restreint de conversions allait de pair avec des analyses superficielles des tâches proposées aux élèves et de leurs productions.

Voici en parallèle à propos de mêmes tâches des exemples d’analyse faites par les uns et par les autres :

« Distinction entre droites et segments » 

« Vocabulaire non appris sérieusement » 

« Non reconnaissance du parallélisme ou de l’orthogonalité dans une figure complexe »

« Pas de difficulté : ou bien ils ont regardé ou pas ! »

« Précisions à donner pour chaque étape de la construction » 

« Répugnance pour passer à l’expression écrite »

Avec leurs analyses fines certains professeurs prenaient donc en compte des éléments d’apprentissages qui visent la prise de conscience par les élèves des manières de penser et de travailler en géométrie. C’est là une étape importante en début de collège (Pluvinage, Rauscher 1986). De même qu’à l’école primaire il est nécessaire d’élaborer des activités spécifiques qui ont pour objectif « les changements de regard nécessaires sur les figures »[2] (Duval, Godin, 2005).

Alors finalement groupes de niveaux ou types de tâches choisis par les enseignants ?

En tout cas, dans le cas de classes composées majoritairement d’élèves ayant les moins bonnes performances au départ, les dynamiques négatives observées correspondaient à des propositions de tâches restreintes et minimales. Les professeurs concernés justifiaient leurs choix par soucis d’adaptation à leur public. On voit là l’écueil qui guette le regroupement des élèves les plus faibles au départ sous prétexte de faciliter leurs progressions.

Les observations faites lors de notre recherche ne plaident donc pas pour la constitution de groupes de niveaux en 6ème et 5ème mais pour une attention au type de tâches proposées aux élèves quelle que soit la composition de ces classes.

Les collègues et les administrations qui devront néanmoins envisager de tels regroupements auront à faire des choix qui relèveront d’un sacré casse-tête : critères retenus pour constituer les groupes, compositions stables ou modifiables au cours de l’année, effectifs des groupes en fonction des niveaux, modalités d’enseignement envisagées en fonction des groupes etc. Ces choix relèveront d’autant plus du casse-tête qu’ils seront subordonnés à des contraintes d’organisation des effectifs et des emplois du temps.

A toutes fins utiles, j’évoque une expérimentation de pédagogie différenciée en 6ème à laquelle j’ai participé en tant que professeur de mathématiques. Elle fut initiée par Louis Legrand (auteur en 1983 d’un rapport au Ministre de l’Education Nationale « Pour un collège démocratique ») et coordonnée en mathématiques par François Pluvinage et accompagnée par l’IREM de Strasbourg. Pour cette expérimentation, menée au collège d’Ostwald situé dans la communauté urbaine de Strasbourg, l’équipe des professeurs de mathématiques dont je faisais partie a passé du schéma type 3 + 1 de la réforme Haby (3 heures de cours et 1 heure de soutien ou approfondissement) à une répartition 2 + 2 (2 heures de cours dispensées dans trois classes et 2 heures de travaux proposés dans quatre groupes constitués avec les élèves des trois classes). La composition des quatre groupes était périodiquement renouvelée en fonction des domaines abordés (géométrie, proportionnalité etc.) et de tests diagnostiques préalables. Le rapport sur cette expérimentation comprend trois bilans, didactique, pédagogique et psychopédagogique (Mollet-Petit, Pluvinage, Rauscher, Soumoy 1987)[3]. L’intérêt majeur de cette expérimentation a été d’avoir suscité un travail d’équipe qui à partir des observations réalisées a au fur et à mesure a permis d’élaborer des activités originales adéquates. En particulier des activités en direction de l’intégration des productions langagières dans le domaine de la géométrie (Pluvinage, Rauscher, 1986)[4]

 

Références :

Rauscher, J.-C. (1993) L’hétérogénéité des professeurs face à des élèves hétérogènes : le cas de l’enseignant de la géométrie au début du Collège. IREM de Strasbourg

Pluvinage, F. et Rauscher, J.-C. (1986)  La géométrie construite mise à l'essai. Petit x. N°11. pp. 5-36.

Mollet-Petit, F. Pluvinage, F. Rauscher, J.-C. (1987) Rapport sur l'expérimentation "pédagogie différenciée" conduite en mathématiques au collège d'Ostwald en 1985-86. IREM de Strasbourg

Duval, R. Godin, M. (2005) Les changements de regard nécessaires sur les figures Grand N n° 76, pp. 7 à 27

[1] Consultable sur le site de l’IREM de Strasbourg.

[2] Consultable sur le site de la revue Grand N .

[4] Consultable sur site de la revue Petit x.